33
Pierce les attendait à l’aéroport, trop bien élevé pour demander à qui appartenait l’avion ni d’où ils venaient et impatient de leur montrer le chantier du nouveau centre médical.
La chaleur était suffocante. Une ville comme je les aime, se dit Michael. Content d’être de retour, il était aussi légèrement inquiet : l’herbe continuerait-elle à pousser ? Rowan s’abandonnerait-elle de nouveau dans ses bras ? Supporterait-il de ne plus voir le grand homme de New York dont l’amitié était des plus extraordinaires ?
Et le passé ? Tout bonheur en avait été effacé par les malédictions et les secrets.
Ne regarde plus les morts ; oublie le vieillard s’affalant sur le sol. Et Aaron ? Où était-il ? Son esprit s’était-il élevé vers la lumière ? Tout était-il enfin clair et pardonné ? Le pardon est un véritable bienfait.
Ils arrivèrent au bord d’une excavation rectangulaire. Des panneaux indiquaient « Mayfair Médical », suivi d’une douzaine de noms et de dates. Et un tas d’autres lignes à l’écriture trop petite pour sa vue. Il se demanda si le bleu de ses yeux pâlirait lorsqu’il n’y verrait vraiment plus rien.
Il essaya de se concentrer sur le chantier. Les choses avaient bien avancé et une centaine d’hommes étaient au travail. Mayfair Médical avait bel et bien commencé.
Étaient-ce des larmes dans les yeux de Rowan ? Oui, sa douce femme aux cheveux coupés au carré et au tailleur de tissu souple pleurait en silence. Il s’approcha d’elle. Pourquoi diable étaient-ils aussi distants, comme pour respecter l’intimité et les sentiments de l’autre ? Il la serra dans ses bras et déposa des baisers dans sa nuque jusqu’à ce qu’elle se love contre lui. Elle lui prit la tête entre ses mains et dit :
— C’est grâce à vous tous. Je ne m’y attendais vraiment pas.
Ses yeux s’arrêtèrent sur Pierce. Pierce le timide, que les compliments faisaient rougir.
— C’est toi qui nous as donné ce rêve, Rowan. Et comme tous nos rêves semblent se réaliser puisque tu es à nouveau parmi nous, pourquoi pas celui-ci ?
— Voilà un petit discours bien fait, dit Michael. Plein de rythme et juste ce qu’il faut de force.
Serait-il jaloux de ce jouvenceau ? Les femmes raffolaient de Pierce Mayfair. Si seulement Mona daignait ouvrir les yeux, elle verrait peut-être que Pierce était l’homme qu’il lui fallait. Surtout maintenant que, depuis la mort de Gifford, il avait pris des distances avec sa fiancée Clancy.
Michael regarda Rowan droit dans les yeux.
— Embrasse-moi, dit-il.
— On ne va pas s’afficher ici, avec tous ces ouvriers qui nous regardent !
— J’espère bien qu’ils nous regardent.
— Rentrons à la maison.
— Pierce, comment va Mona ? demanda Michael. Tu as des nouvelles fraîches ?
Ils montèrent dans la voiture. Il avait oublié ce qu’était monter dans une auto normale, vivre dans une maison normale, avoir des rêves normaux. La voix d’Ash chantait à ses oreilles pendant son sommeil. Quand le reverraient-ils ? Allait-il se terrer derrière ses portes de bronze, seul avec sa société et ses milliards, se souvenant d’eux occasionnellement ? Ou alors, ils pourraient l’appeler, se rendre à New York et sonner à sa porte au milieu de la nuit.
— Ah ! Mona, oui, dit Pierce. Eh bien, elle se comporte bizarrement. Quand papa lui parle, elle est complètement dans les nuages. Mais elle va bien. Elle se balade partout avec Mary Jane. Et hier, une équipe d’ouvriers s’est mise au travail à Fontevrault.
— Formidable ! dit Michael. Alors, cette maison va finalement être sauvée.
— Oui, il fallait bien parce que ni Mary Jane ni Dolly Jean ne voulaient qu’on la démolisse. Je crois que Dolly Jean est avec elles. Elle ressemble à une vieille pomme fripée mais elle n’a rien perdu de sa vivacité.
— Je suis content qu’elle soit chez nous. J’aime les vieilles personnes.
Rowan se mit à rire et posa la tête sur l’épaule de son mari.
— Nous devrions demander à tante Viv de venir aussi. Et comment va Béa ?
— Eh bien, répondit Pierce en penchant la tête, Evelyne l’Ancienne a fait un petit miracle. À son retour de l’hôpital, il lui fallait quelqu’un pour s’occuper d’elle. Et devinez qui s’est proposé pour ça ? Béa. A croire que l’esprit de maman est dans cette maison.
— Toutes les nouvelles sont excellentes, alors ? dit Rowan avec un faible sourire. Si les filles sont à la maison, le silence devra attendre un peu et les esprits se terrer à l’intérieur des murs.
— Tu crois qu’ils y sont toujours ? demanda Pierce avec une innocence touchante.
Dieu bénisse les Mayfair qui ne les ont jamais vus et n’y croient pas vraiment.
— Non, mon garçon, intervint Michael. C’est juste une grande maison magnifique qui nous attend, nous et… les générations à venir.
Ils venaient de tourner dans Saint-Charles Avenue, le tunnel de verdure bordé de ravissantes demeures. Ma ville, chez moi, tout va bien et Rowan a sa main dans la mienne.
— Regarde Amelia Street ! dit-il.
Comme la maison était fraîche et pimpante avec son style San Francisco, sa nouvelle couche de peinture couleur pêche, ses finitions blanches et ses persiennes vertes ! Et plus une seule mauvaise herbe. Il avait presque envie de s’arrêter pour voir Évelyne l’Ancienne et Béa, mais il voulait voir Mona d’abord. Et il voulait bavarder tranquillement avec sa femme dans leur chambre sur tout ce qu’ils avaient appris et ne raconteraient jamais à personne… en dehors de Mona.
Demain, il irait sur la tombe d’Aaron et retrouverait cette vieille habitude irlandaise qui consistait à parler aux morts à voix haute. Et ceux à qui cela ne plairait pas n’auraient qu’à s’en aller. Sa famille avait toujours fait ça. Son père allait au cimetière Saint-Joseph et parlait à son grand-père et à sa grand-mère chaque fois que l’envie lui en prenait. Et oncle Shamus, quand il était si malade, avait dit à sa femme : « Quand je ne serai plus là, tu pourras continuer à me parler. La seule différence, c’est que je ne te répondrai pas. »
La lumière du jour faiblissait en noircissant les arbres. Garden District. First Street. Et, merveille des merveilles, la maison à l’angle de Chestnut, derrière les bananiers de printemps et les fougères, les azalées en fleur, qui les attendait.
— Entre donc avec nous. Pierce.
— Non, on m’attend en ville. Reposez-vous et appelez-nous si vous avez besoin de quelque chose.
Il était déjà descendu de voiture et tendait une main galante à Rowan. Il ouvrit le portail avec sa clé et leur fit un signe d’adieu.
Un garde en uniforme longeant la grille disparut discrètement à l’angle de la maison.
Les oliviers embaumaient. Ce soir, il sentirait de nouveau celle du jasmin.
Ash avait dit que les odeurs étaient ce qu’il y avait de mieux pour faire resurgir les souvenirs de mondes oubliés. Il avait parfaitement raison. Et toi, peux-tu rester longtemps éloigné des odeurs dont ton corps a besoin ?
Il ouvrit la porte devant Rowan et eut l’envie soudaine de la porter pour franchir le seuil. Pourquoi pas ?
Elle poussa un petit cri de plaisir et s’accrocha à son cou quand il la souleva de terre.
— Nous voilà chez nous, chuchota-t-il près de son cou. Il l’obligea à relever la tête pour l’embrasser sous le menton.
— Et que l’odeur des olives cède la place à celle de l’omniprésente cire d’Eugenia et du bois ancien ! continua-t-il.
— Amen ! dit Rowan.
Quand il voulut la reposer par terre, elle s’accrocha un instant à lui. Que c’était bon ! Et son cœur un peu usé s’en sortait à merveille. Vigoureux et immobile, il la tenait contre lui, respirant ses cheveux en regardant le hall d’entrée et, au-delà des grandes portes blanches, les fresques murales de la salle à manger.
Elle se laissa glisser par terre. Un pli minuscule barra son front.
— Ce n’est rien, expliqua-t-elle, mais certains souvenirs ont la vie dure. Dans ce cas, je pense à Ash et c’est bien plus intéressant que les choses tristes.
Il avait envie de répondre, de parler de ses sentiments pour Ash et d’autre chose, qui le torturait horriblement. Il la regarda droit dans les yeux.
— Rowan, mon amour. Je sais que tu aurais pu rester avec lui. Je sais que tu as dû faire un choix.
— Tu es mon homme, Michael. L’homme de ma vie.
Il l’aurait bien portée jusqu’en haut, mais cela faisait tout de même vingt-neuf marches. Où étaient les jeunes filles et Granny, la ressuscitée ? Non, impossible de monter s’enfermer dans leur chambre maintenant. À moins que, par chance, la petite troupe ne soit partie dîner en ville.
Il ferma les yeux et embrassa de nouveau Rowan. Lorsqu’il les rouvrit, il aperçut la belle fille aux cheveux roux au bout du hall. Non, deux rousses, en fait, dont une très grande. Et puis l’espiègle Mary Jane, avec ses tresses blondes ramassées au-dessus de sa tête. C’étaient les trois plus belles filles du monde. On aurait dit des cygnes. Mais qui était cette rousse si grande qui… qui ressemblait exactement à Mona ?
Rowan se retourna pour suivre son regard.
Les Trois Grâces dans l’encadrement de la porte de la salle à manger et le visage de Mona en double. Il s’agissait davantage de duplication que de ressemblance. Mais pourquoi étaient-elles aussi immobiles, toutes trois vêtues d’une robe de coton ? On aurait dit un tableau vivant.
Il entendit Rowan suffoquer et Mona s’élança vers eux comme une flèche.
— Non, vous ne pouvez rien faire. Écoutez-moi d’abord.
— Seigneur ! dit Rowan, tremblante, en recevant le corps de Mona dans ses bras.
— C’est mon enfant, dit Mona. Mon enfant et celui de Michael et vous ne pouvez pas lui faire du mal.
Michael comprit soudain. Cette jeune femme était donc son enfant. L’hélice géante avait produit cette créature. C’était une Taltos. Comme Ash et comme les deux autres enterrés sous l’arbre. Rowan va s’évanouir, elle va s’écrouler par terre. Et moi, la douleur revient dans ma poitrine.
Il s’agrippa au pilastre de l’escalier.
— Dites-moi que vous ne lui ferez aucun mal, supplia Mona.
— Du mal ? Comment pourrais-je lui faire du mal ? dit Michael.
Rowan fondit en larmes, le corps secoué de sanglots.
La grande fille fit un pas timide en avant, puis un deuxième. Allaient-ils entendre la même petite voix faible que l’autre avant que le coup de feu ne parte ? Il avait la tête qui tournait. Le soleil se coucha, comme sur commande, plongeant la maison dans sa pénombre naturelle.
— Michael, assieds-toi là, sur la marche, dit Mona.
— Mon Dieu, il se sent mal ! s’écria Mary Jane.
Rowan plaça ses longs doigts moites autour du cou de Michael.
La grande fille se mit à parler :
— Je sais que c’est un choc terrible pour vous deux. Maman et Mary Jane se sont fait du souci à ce sujet pendant des jours mais je suis soulagée de vous voir enfin. Il va falloir que vous décidiez si je peux rester sous votre toit. Comme vous pouvez le voir, elle a attaché le collier d’émeraude à mon cou, mais je m’en remets à votre décision.
Rowan et Michael étaient muets de surprise. La voix était celle de Mona, mais plus adulte et moins forte, comme déjà assagie par le monde extérieur.
Michael leva les yeux pour observer ses boucles rousses tombant en cascade, ses seins de femme, ses longues jambes galbées et ses yeux luisant comme un feu vert.
— Père, murmura-t-elle en tombant à genoux.
Elle tendit ses longs doigts et lui prit le visage entre ses mains.
Il ferma les yeux.
— Rowan, dit-elle, aime-moi. Peut-être qu’il m’aimera aussi.
Rowan, toujours accrochée au cou de Michael, se remit à pleurer. Le cœur de Michael battait à tout rompre.
— Je m’appelle Morrigan.
— C’est ma fille, dit Mona, et la tienne, Michael.
— Je crois qu’il est temps que vous me laissiez parler, dit Morrigan.
— Pas si vite, dit Michael en clignant des yeux pour éclaircir sa vision.
Mais quelque chose venait de perturber la jeune nymphe. Elle avait retiré ses mains et reniflait ses doigts. Elle fusilla d’abord Rowan du regard, puis Michael. Elle se leva, se précipita sur Rowan pour renifler ses joues et s’écarta ensuite.
— Quelle est cette odeur ? dit-elle. Qu’est-ce que c’est ? Je la connais.
— Écoute-moi, dit Rowan. Nous devons parler, tu l’as dit toi-même.
Elle lâcha Michael, avança vers elle et la prit par la taille. La fille la regardait avec des yeux effrayés.
— L’odeur est partout sur toi.
— A ton avis, c’est quoi ? demanda Mona.
— Un mâle, murmura Morrigan. Ces deux-là étaient avec un mâle.
— Non, il est mort, dit Mona. Tu dois le sentir dans le plancher ou les murs.
— Oh, que non ! chuchota-t-elle. C’est un mâle vivant.
Soudain, elle attrapa Rowan par les épaules. Mona et Mary Jane se précipitèrent à ses côtés pour l’écarter. Michael s’était remis debout. Mon Dieu, cette créature avait la même taille que lui ! Le visage de Mona, mais pas Mona. Alors pas du tout.
— Cette odeur me rend folle, murmura Morrigan. Dites-moi où il est.
— Laisse-leur le temps, de t’expliquer, intercéda Mona. Morrigan, arrête ! Écoute-moi !
Elle prit ses mains et les serra fort. Mary Jane était sur la pointe des pieds.
— Calme-toi, ma belle, dit-elle, et laisse-les nous annoncer ce scoop.
— Vous ne comprenez pas, dit Morrigan, ses yeux verts tout embués de larmes. Il y a un mâle. Un mâle de ma race. Maman, tu sens l’odeur ? Dis-moi la vérité. S’il te plaît, c’est insupportable.
Et elle se mit à sangloter, le visage tordu par la douleur, son grand corps anguleux tout tremblant. Elle se pencha docilement pour que les deux autres puissent l’étreindre et l’empêcher de tomber.
— On va l’emmener, dit Mary Jane.
— Ne lui faites rien, je vous en supplie, dit Mona. Promettez-le-moi.
— Dites-moi où il est, implora la grande fille. Rowan poussa Michael vers l’ascenseur et ouvrit la porte en bois.
— Entre, dit-elle.
Appuyé contre la paroi de l’ascenseur, il vit les trois jolies robes de coton monter l’escalier.
Il était allongé sur le lit.
— N’y pense pas maintenant, dit Rowan. N’y pense pas.
La sensation du linge humide sur son front était très désagréable. Il avait horreur de ça.
— Je ne vais pas mourir, dit-il tranquillement.
Parler lui demandait de gros efforts. Était-ce une nouvelle défaite ? Le grand échafaudage du monde normal pliait-il une nouvelle fois sous son poids ? L’avenir s’assombrissait-il à nouveau ou, cette fois, allaient-ils accepter les faits et s’en sortir ?
— Qu’est-ce qu’on fait ? chuchota-t-elle.
— C’est toi qui me poses la question ?
Il roula sur le côté. La douleur était moins poignante mais il transpirait abondamment. Où étaient-elles, les trois beautés ?
— Je ne sais pas ce qu’il faut faire, répondit-il.
Rowan était assise sur le bord du lit, le dos un peu voûté, les cheveux tombant sur ses joues, les yeux dans le vague.
— Tu crois qu’il saurait quoi faire, lui ? demanda Michael.
Elle tourna brusquement la tête comme si on l’avait giflée.
— Lui ? On ne peut pas le lui dire. Tu crois qu’en l’apprenant il ne va pas… devenir fou comme elle ? C’est ça que tu veux ? Tu veux qu’il vienne ?
— Et alors ?
— Et alors ? Je ne sais pas, moi. Je n’en sais pas plus que toi. Mon Dieu ! Dire qu’ils sont deux, qu’ils sont vivants et qu’ils ne sont pas…
— Quoi ?
— Qu’ils ne sont pas des êtres malveillants qui se seraient insinués ici, des menteurs apportant avec eux malheur et aliénation. Ils ne sont pas cela.
— Continue de parler. Dis-le encore. Pas malveillants.
— Non, pas malveillants, juste une autre forme naturelle.
Elle détourna les yeux, la main posée sur son bras.
Si seulement il n’était pas si fatigué ! Et Mona ? Combien de temps était-elle restée seule avec cette créature, ce héron au long cou possédant exactement les mêmes traits qu’elle. Et Mary Jane ? Les deux sorcières ensemble.
Pendant qu’ils étaient occupés à sauver Yuri, à faire châtier les traîtres, à réconforter Ash, la grande créature qui n’était l’ennemie de personne, ne l’avait jamais été et ne le serait jamais, était déjà là.
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? chuchota-t-elle.
Il tourna la tête vers elle et s’assit lentement à cause de la toute petite morsure qu’il sentait encore entre ses côtes. Il se demanda combien de temps on pouvait vivre avec un cœur qui défaillait si vite et si facilement. Enfin, facilement ! Il avait quand même fallu une Morrigan, ce n’était pas rien ! Sa fille…
— Rowan, et si c’était le triomphe de Lasher ? Et si c’était son but depuis le départ ?
— Comment pourrions-nous le savoir ? murmura-t-elle.
Elle porta ses doigts à ses lèvres, signe infaillible qu’elle souffrait et tentait de réfléchir.
— Je ne veux plus tuer, dit-elle dans un souffle.
— Non, non. Ce n’est pas ce que je veux dire. Je…
— Je sais, mais ce n’est pas toi qui as tué Emaleth. C’est moi.
— Je sais. Ce n’est pas à cela qu’il faut penser. La question est de savoir si on essaie de régler ce problème tout seuls ou si on voit ça avec les autres.
— Et si elle était un organisme invasif ? murmura Rowan, les yeux écarquillés. Et que d’autres cellules soient venues l’encercler et la contenir ?
— Ce ne serait pas forcément nocif pour elle.
Il était trop épuisé et ne se sentait pas bien. Près de vomir, même. Mais, ne voulant pas l’abandonner, il se refusait à être malade.
— Rowan, la famille, la famille avant toute chose.
— Ils vont être terrifiés. Non. Pas Pierce ni Ryan ni Béa ni Lauren…
— Nous ne pouvons pas faire le bon choix tout seuls. Et les filles, n’oublie pas les filles. Elle leur appartient.
— Je sais, soupira Rowan. De la même façon que cet esprit menteur m’a appartenu autrefois. Oh, j’aimerais que…
— Quoi ?
Ils entendirent du bruit à la porte. Elle s’entrebâilla puis s’ouvrit en grand. Mona était là, le visage légèrement marqué par les larmes, les yeux remplis de fatigue.
— Vous ne lui ferez pas de mal ?
— Non, dit-il. Quand cela s’est-il passé ?
— Il y a quelques jours. Écoutez, il faut que vous veniez. Nous devons discuter. Elle ne peut pas s’enfuir. Elle ne survivra pas toute seule. Elle croit qu’elle peut, mais je sais que non. Je ne vous demande pas de lui dire s’il y a bien un mâle quelque part. Venez nous écouter. Acceptez mon enfant.
— D’accord.
Mona hocha la tête.
— Tu n’as pas l’air très en forme, dit Rowan. Il faut te reposer.
— C’est l’accouchement. Mais je me sens très bien. Elle veut du lait tout le temps.
— Alors, elle ne s’enfuira pas.
— Peut-être que non. Vous ne voyez pas, tous les deux ?
— Que tu l’aimes ? Oui, dit Rowan, je le vois.
Mona secoua doucement la tête.
— Descendez dans une heure, dit-elle. Elle ira mieux. Nous lui avons acheté des tas de jolies robes. Elle les aime bien. Elle insiste pour que nous nous habillions bien aussi. Je vais peut-être lui brosser les cheveux en arrière et lui mettre un ruban. Comme je faisais avant. Elle est très maligne et elle voit…
— Quoi ?
Mona hésita, puis répondit d’une petite voix sans grande conviction :
— Elle voit l’avenir.
La porte se referma.
Michael s’aperçut qu’il fixait les carreaux rectangulaires de la fenêtre. La lumière faiblissait à vue d’œil. Le crépuscule arrivait si vite, au printemps. Les cigales avaient entonné leur chant. Les entendait-elle ? Se sentait-elle réconfortée ?
Il tendit la main vers l’interrupteur.
— Non, dit Rowan.
Elle n’était plus qu’une silhouette dans la pénombre.
— J’ai envie de réfléchir à voix haute dans le noir.
— Je comprends, dit-il.
Elle se retourna très lentement et, d’un geste très efficace, glissa les oreillers derrière lui. Tout en se haïssant, il se laissa faire. Il aspira une très longue goulée d’air.
Rowan commença à réfléchir tout haut :
— Je me dis que tout le monde court le risque de connaître un jour l’horreur. Un enfant peut être un monstre, un messager de mort. Que ferais-tu si tu avais un petit nouveau-né normal, bien rose comme les autres, et qu’une sorcière venait poser les mains sur lui en disant : « Plus tard, tu feras la guerre, tu fabriqueras des bombes, tu sacrifieras des millions de vies humaines » ? Tu étranglerais ton bébé ? Enfin, si tu croyais vraiment au sort jeté. Ou dirais-tu : « Non » ?
— Je réfléchis, dit-il. Je réfléchis à des choses aussi cohérentes que possible. Elle est un nouveau-né, elle doit écouter, ceux qui l’entourent doivent être ses professeurs et, les années passant, elle va vieillir et…
— Et si Ash mourait sans avoir jamais su ? Tu te rappelles ce qu’il a dit, Michael ? « La danse, le cercle et le chant… » Tu crois à la prédiction dans la grotte ? Si on y croit, que faut-il faire ? Passer notre vie à les tenir loin l’un de l’autre ?
La pièce était maintenant complètement obscure. Les meubles, la cheminée, les murs eux-mêmes n’étaient plus visibles. Seuls les arbres dehors, éclairés par les réverbères, avaient conservé leurs couleurs.
— On descend et on les écoute, décida Michael. Après, on verra si on appelle toute la famille. On leur dit à tous de venir, comme quand tu étais dans le coma, quand on croyait que tu allais mourir. On aura besoin d’eux tous.
— Peut-être bien, dit-elle. Mais tu sais ce qui va se passer ? Ils vont la regarder, contempler son indéniable innocence et sa jeunesse, puis ils vont se tourner vers nous d’un air de dire : « Alors, c’est comme ça ? » et ils vont s’en remettre à nous pour la décision.
Il se glissa hors du lit, craignant d’avoir de nouveau la nausée, et trouva son chemin dans le noir en suivant le lit. Il parvint à la salle de bains blanche. Le souvenir lui revint de la première fois où ils étaient venus dans cette partie de la maison, lui et la Rowan qu’il voulait épouser. Il avait remarqué par terre, sur le carrelage blanc, des petits morceaux de statue cassée. C’était la tête voilée de la Vierge et sa petite main en plâtre. Etait-ce un présage ?
Mon Dieu, et si Ash la trouvait ou si elle le trouvait !
— Tout repose sur nous, murmura Rowan dans l’obscurité.
Il se pencha au-dessus du lavabo, tourna le robinet et se débarbouilla le visage à l’eau froide. Il se sécha, enleva sa veste et sa chemise qui sentait la sueur, s’essuya et se mit du déodorant. Il se demanda si Ash aurait pu faire la même chose : tuer son odeur pour qu’elle ne s’accroche pas à eux après leurs baisers d’adieu.
Il y a très longtemps, est-ce que les femmes humaines sentaient l’odeur de l’homme traversant la forêt ? Pourquoi avons-nous perdu ce don ? Parce que l’odeur n’est plus annonciatrice de danger. Elle ne constitue plus un signe de menace imminente.
Il enfila une chemise propre et un sweat-shirt léger.
— On descend ? demanda-t-il en éteignant la lumière.
Il fouilla l’obscurité des yeux et crut distinguer la silhouette de Rowan. Lorsqu’elle se retourna, son chemisier fit une tache blanche dans le noir.
— Allons-y, dit-elle d’une voix profonde qui lui faisait penser à du caramel et lui donnait envie d’elle. Je veux lui parler.
La bibliothèque. Elles y étaient déjà.
Morrigan était assise derrière le bureau, royale dans sa dentelle victorienne, avec un col montant, des poignets bouffants et un camée épinglé sur sa gorge. La jumelle de Mona. Celle-ci, vêtue de dentelle beaucoup moins ouvragée, était recroquevillée dans le grand fauteuil. Mona. Elle aurait bien besoin d’une mère et, surtout, d’un père.
Mary Jane se tenait dans l’autre angle, parfaite en rose. Et Granny était là aussi, dans un coin du canapé, avec son petit visage fripé et ses yeux noirs rieurs.
— Les voilà ! s’écria-t-elle en leur tendant les bras. Tu es aussi un Mayfair, toi, un descendant de Julien. J’aurais dû m’en douter.
Il se pencha pour l’embrasser et sentit la douce odeur de poudre sur sa robe de chambre écossaise. Se promener à n’importe quelle heure en tenue de nuit était la prérogative des très vieilles personnes.
— Viens ici, Rowan Mayfair, dit-elle encore. J’aimerais te parler de ta mère. Elle a pleuré quand ils t’ont emmenée. Elle a pleuré et tourné la tête quand ils t’ont enlevée de ses bras. Après, elle n’a plus jamais été la même. Jamais.
Rowan prit les petites mains sèches et se pencha aussi pour recevoir un baiser.
— Dolly Jean, vous étiez là quand Morrigan est née ? demanda-t-elle en jetant un regard oblique vers Morrigan.
Elle n’avait pas encore eu le courage de la regarder en face.
— Bien sûr que j’étais là ! répondit Dolly Jean. Je savais qu’elle était un bébé qui marche avant même qu’elle ne mette le pied dehors ! Je le savais ! Mais, surtout, n’oublie jamais que cette fille est une Mayfair. Si nous avons eu le cran d’accepter les exactions de Julien, nous devons avoir celui d’accepter cette fille au long cou avec son visage d’Alice au pays des merveilles. Ecoute-la attentivement maintenant. Tu n’as jamais entendu une voix pareille.
Michael sourit. Il était drôlement réconfortant que Dolly Jean soit là et qu’elle prenne les choses aussi bien. Il avait envie d’attraper le téléphone et d’appeler tous les Mayfair de la création, mais il resta immobile. Rowan prit la chaise à côté de lui.
Tous les regards convergeaient sur la ravissante rousse. Elle appuya sa tête contre le dossier de son siège et posa ses longues mains blanches sur ses bras. Ses seins pointaient sous la dentelle amidonnée et sa taille était si fine qu’il avait envie de l’entourer de ses mains.
— Je suis ta fille, Michael.
— Raconte-nous, Morrigan. Dis-nous ce que nous réserve l’avenir. Dis-nous ce que tu attends de nous et ce que nous pouvons attendre de toi.
— Je suis si heureuse d’entendre ces mots, tu sais.
Elle les dévisagea tous successivement.
— Je sais ce qui va se passer, reprit-elle. Il faut que je parle.
— Alors, vas-y, ma chérie, l’encouragea-t-il.
Soudain, il ne la voyait plus du tout comme un monstre. C’était un être vivant, humain, aussi tendre et fragile que ceux présents dans la pièce, y compris lui, qui pouvait tuer à mains nues s’il le voulait. Et Rowan, qui pouvait tuer par la force de son esprit.
— Je veux des professeurs. Pas dans une école, mais des précepteurs, avec maman et Mary Jane. Je veux être instruite et tout apprendre en ayant la certitude que je ne serai pas bannie, que je suis l’une des vôtres, qu’un jour…
Elle s’interrompit comme si on avait coupé le courant.
— … un jour, je serai l’héritière et, après moi, une autre de sa lignée, humaine peut-être… si tu… si le mâle… si l’odeur…
— Vas-y, Morrigan, intervint Mary Jane.
— Continue de parler, dit la jeune mère.
— Je veux tout ce qu’un enfant un peu particulier peut demander, un enfant qui a une intelligence aiguë, une soif d’apprendre insatiable mais qui est raisonnable et digne d’être aimé. Oui, c’est ça. Un enfant que l’on peut aimer et instruire et, par conséquent, contrôler.
— C’est ce que tu veux ? demanda Michael. En d’autres termes, tu veux des parents.
— Oui, comme les vieux que nous avions autrefois, qui nous racontaient leurs histoires.
— Donc, dit Rowan, tu accepteras notre protection, c’est-à-dire notre autorité et nos conseils, comme le ferait un enfant nouveau-né ?
— Oui.
— Et nous prendrons soin de toi.
— Oui !
Elle commença à se lever, puis s’arrêta net et s’agrippa au rebord du bureau de ses longs bras que l’on aurait pu imaginer ailés.
— Oui, je suis une Mayfair. Je suis l’une des vôtres. Et un jour, peut-être, j’aurai un enfant d’un humain et je mettrai au monde d’autres comme moi qui auront le sang des sorcières. Je réclame le droit d’exister, d’être heureuse, de savoir, de m’épanouir… Seigneur ! Vous avez toujours cette odeur. C’est insupportable. Il faut me dire la vérité.
— C’est faisable, dit Rowan. À condition que tu restes ici ensuite, parce que tu es bien trop jeune et innocente pour rencontrer ce mâle, et à condition que nous décidions nous-mêmes quand le moment opportun sera venu.
— Nous pouvons lui apprendre ton existence, dit Michael, et te dire où il est, à condition que tu promettes…
— Je le jure ! s’écria Morrigan. Je jure tout ce que vous voulez.
— C’est à ce point-là ? murmura Mona.
— Maman, ils me font peur !
— Tu as presque gagné, dit Mona, nichée sur son siège de cuir, les joues creusées, le teint livide. Ils ne peuvent faire aucun mal à quelqu’un qui exprime aussi bien ce qu’il est. Tu es aussi humaine qu’eux, et ils le savent. Continue.
— Faites-moi une place parmi vous. Acceptez-moi telle que je suis. Laissez-moi m’accoupler si j’en ai envie.
— Tu ne peux pas aller vers lui, dit Rowan. Tu ne peux pas t’accoupler. Pas encore. Pas tant que ton esprit ne sera pas suffisamment formé pour prendre une telle décision.
— Vous allez me rendre folle ! cria-t-elle en reculant.
— Morrigan, arrête ! dit Mona.
— Calme-toi, dit gentiment Mary Jane en se levant.
Elle passa derrière le bureau sans faire de mouvement brusque et posa les mains sur les épaules de Morrigan.
— Parle-leur des souvenirs, dit Mona. Raconte-leur que nous les avons enregistrés. Et puis, dis-leur aussi tout ce que tu as envie de voir.
Elle essayait de lui faire retrouver le fil pour empêcher un nouveau flot de larmes ou de cris.
— Je veux aller à Donnelaith, dit Morrigan d’une voix tremblante, dans la vallée.
— Tu te rappelles ces choses ?
— Oui. Nous sommes tous dans le cercle. Je me souviens. Je tends les mains pour attraper les leurs. Aidez-moi, je vous en prie !
Elle avait de nouveau haussé le ton mais sa voix était assourdie par sa main, qu’elle avait posée sur sa bouche.
Michael se leva, fit le tour du bureau et écarta gentiment Mary Jane.
— Tu as tout mon amour, susurra-t-il à l’oreille de Morrigan. Tu m’entends ? Tu as mon amour… et l’autorité paternelle qui l’accompagne.
— Merci, mon Dieu !
Elle pencha la tête en arrière et la posa contre la poitrine de Michael, exactement comme le faisait parfois Rowan, et fondit en larmes.
Il se mit à lui caresser les cheveux. Ils étaient plus doux et plus soyeux que ceux de Mona. Il repensa à leurs brèves étreintes sur le canapé et sur le plancher de la bibliothèque.
— Je te connais, murmura-t-elle. Je connais ton odeur aussi et les choses que tu as vues. Je connais l’odeur du vent sur Liberty Street et je sais à quoi ressemblait la maison avant que tu ne la restaures. Je connais les différentes essences de bois et les différents outils. Je sais ce qu’est frotter de l’huile sur du bois pendant très longtemps et je connais le bruit du chiffon sur le bois. Et je me rappelle quand tu t’es noyé, que tu avais si froid et que tu as vu les fantômes des sorcières. Ce sont les pires, les plus fortes, mais moins que les Taltos, quand même. Les morts savent tout. Je me demande pourquoi ils ne parlent pas. Ils dansent dans mes souvenirs et prononcent les mots importants à l’époque. Père, père, je t’aime.
— Je t’aime aussi, murmura-t-il en posant une main ferme sur sa tête.
L’émotion était forte.
— Tu sais, dit-elle en levant les yeux vers lui, les larmes coulant sur ses joues blanches. Tu sais qu’un jour je prendrai le pouvoir ?
— Comment ça ? demanda-t-il calmement, la gorge soudain nouée.
— C’est ce qui doit arriver, répondit-elle dans un murmure sincère et chaleureux. J’apprends très vite, je suis forte et je sais déjà beaucoup. Et quand ils sortiront de mon ventre, ils auront la même force, le même savoir et les souvenirs des deux côtés, humain et Taltos. De toi, j’ai appris l’ambition. Et les humains nous fuiront quand ils sauront. Ils fuiront et le monde… s’écroulera. Tu ne crois pas, père ?
Michael tremblait intérieurement. Il entendit la voix d’Ash. Le visage de Rowan était impassible. Il se pencha et effleura le front de Morrigan de ses lèvres. Sa peau sentait le bébé.
— Ce sont des rêves d’enfant de vouloir régner et tout dominer. Et les tyrans ne sont rien de plus que des enfants qui n’ont jamais grandi. Toi, tu vas mûrir et tu auras toutes les connaissances que nous pourrons t’apporter.
— Ça va être quelque chose, dit Mary Jane en croisant les bras.
Il la fusilla du regard. Mais elle se mit à rire d’une façon adorable en secouant la tête. Il regarda Rowan, dont les yeux étaient rouges et tristes. Elle tourna lentement la tête vers l’étrange fille, puis vers Mona. Elle était la seule dont le visage n’exprimait ni choc ni interrogation, mais la peur.
— J’appartiens aussi à l’espèce des Mayfair, dit Morrigan. Une famille de bébés qui marchent. Et il faut réunir les plus puissants. Il faut chercher dans l’ordinateur ceux qui ont la double hélice et les accoupler sans attendre jusqu’à ce que le nombre soit au moins égal des deux côtés et… Maman, il faut que je travaille sur le fichier Mayfair maintenant.
— Doucement, dit Mary Jane.
— Qu’est-ce que tu penses et qu’est-ce que tu ressens ? demanda Morrigan à Rowan.
— Il faut que tu apprennes notre mode de fonctionnement et, un jour, tu découvriras peut-être que c’est également le tien. Dans notre monde, personne n’est fait pour s’accoupler avec personne. Et les questions numériques ne sont pas notre fort. Mais tu verras ça. Nous t’apprendrons et tu nous apprendras.
— Et vous ne me ferez pas de mal.
— Nous ne pouvons pas et ne voulons pas te faire de mal, dit Rowan. Nous ne voulons pas.
— Et le mâle, celui qui a laissé cette odeur sur vous, il est seul aussi ?
Rowan hésita puis acquiesça de la tête.
Morrigan regarda Michael dans les yeux.
— Tout seul, comme moi ?
— Encore plus, dit-il. Toi, tu nous as. Tu as une famille.
Elle se leva et traversa la pièce en pirouettant. Ses jupes de taffetas bruissaient et reflétaient la lumière.
— Je peux attendre. Je peux l’attendre. Mais dites-lui, s’il vous plaît. Allez, Dolly Jean, allez, Mona, c’est le moment de danser maintenant ! Tu viens, Mary Jane ? J’ai envie de danser.
Elle leva les bras et se mit à tourner sur elle-même, la tête penchée en arrière, ses cheveux tombant très bas. Elle se mit à fredonner une mélodie très douce que Michael avait déjà entendue. Tessa l’avait peut-être chantée ? Cette pauvre Tessa qui mourrait sans avoir jamais vu cette enfant. Ou alors était-ce Ash, le géant dégoûté de la vie ? Il ne leur pardonnerait jamais de lui avoir caché Morrigan.
Morrigan s’agenouilla près de Rowan. Les deux filles se raidirent mais Mona fit signe à Mary Jane de ne pas bouger.
Rowan ne fit rien. Elle tenait ses genoux entre ses bras. Elle ne fit pas un geste tandis que la silhouette gracile s’approchait en silence et se mit à lui renifler les joues, le cou, les cheveux. Alors, seulement, Rowan se retourna et la fixa.
Pas humaine, non, mon Dieu, pas du tout. Qu’est-elle ?
— Je peux attendre, dit Morrigan. Écris dans la pierre son nom et l’endroit où il se trouve. Grave-le dans le tronc du chêne. Écris-le quelque part. Et garde-le loin de moi jusqu’à ce que le moment soit venu. Je peux attendre.
Elle recula et, en quelques pirouettes, fut hors de la pièce.
Personne ne parlait. Soudain, Dolly Jean se réveilla et dit :
— Oh ! que s’est-il passé ?
— Je ne sais pas, répondit Rowan.
Elle échangea avec Mona une pensée silencieuse.
— Je ferais bien d’aller la surveiller, dit Mary Jane en se dépêchant de sortir. Elle est capable de piquer encore une tête dans la piscine tout habillée ou de s’allonger sur l’herbe pour renifler l’odeur des cadavres.
Mona soupira.
— Alors, qu’est-ce que la mère a à dire au père ? lui demanda Michael.
Mona réfléchit un long moment.
— D’observer et d’attendre.
Elle se tourna vers Rowan.
— Je sais maintenant pourquoi tu as fait ce que tu as fait.
— Ah bon ? murmura Rowan.
— Oui, je sais.
Elle se leva pour quitter la pièce et fit brusquement volte-face.
— Je ne veux pas dire… Je ne veux pas dire que tu as eu raison.
— Nous savons tous que c’était une erreur, intervint Michael. Morrigan est aussi ma fille, ne l’oublie pas.
Mona le regarda d’un air tiraillé et malheureux, comme si elle avait des centaines de choses à dire, à demander, à expliquer. Elle avança vers la porte et se retourna au dernier moment.
Voilà où nous a menés mon péché, se dit Michael.
— Je sens aussi l’odeur, dit-elle. C’est un mâle en vie. Vous ne pourriez pas vous en débarrasser ? Frottez-vous avec du savon. Cela va peut-être la calmer. Elle arrêtera d’y penser et d’en parler. Au fait, ne vous étonnez pas si elle vient dans votre chambre pendant la nuit et se penche au-dessus de vous. Elle ne vous fera aucun mal. De toute façon, c’est vous qui avez les atouts en main.
— C’est-à-dire ? demanda Michael.
— Si elle ne fait pas tout ce qu’on lui dit, vous ne lui direz jamais, pour le mâle. C’est aussi simple que ça.
— Oui, c’est un bon moyen de la contrôler, ajouta Rowan.
— Il y en a d’autres. Elle souffre beaucoup.
— Tu es fatiguée, ma chérie, dit Michael. Tu devrais dormir.
— C’est ce qu’on va faire. Dans les bras l’une de l’autre. N’ayez pas peur si vous vous réveillez et la voyez en train de renifler vos vêtements.
— D’accord, dit Rowan. Nous y sommes préparés.
— Qui est-il ? demanda encore Mona.
Rowan se retourna, comme pour vérifier qu’elle avait bien compris la question.
— Qui est le mâle ? insista Mona, les yeux soudain bouffis de fatigue et d’égarement.
— Si je te le dis, répondit Rowan, promets-moi de le garder pour toi. Essayons d’être les plus forts sur ce plan-là au moins.
— Maman ! appela Morrigan.
On entendait une valse de Strauss, un de ces disques que l’on pouvait écouter toute sa vie sans se lasser. Michael avait envie de les voir danser.
— Est-ce que les gardes savent qu’elle ne doit pas sortir ? demanda-t-il.
— Non, pas vraiment, répondit Mona. Tu sais, ce serait plus facile si tu leur disais de s’en aller. Elle… Elle les dérange. J’aurai moins de mal à la contrôler s’ils ne sont plus là. Elle ne va pas s’enfuir.
— D’accord, accepta Rowan. Nous allons les congédier.
Michael était sceptique, mais finit par acquiescer.
— On est tous… dans le même bain. Morrigan appela une nouvelle fois et Mona sortit de la pièce.
Tard dans la nuit, il entendit les rires et la musique. Ou rêvait-il qu’il était dans la tour de Stuart Gordon ? Puis il entendit le bruit des touches de l’ordinateur, et encore des rires, et des bruits de pas dans l’escalier. Et des voix très jeunes et claires chantant toujours la même chanson.
À quoi bon dormir ? Mais il était trop fatigué, épuisé nerveusement et aimait trop la douceur des draps et le corps chaud de Rowan contre le sien. Prie pour elle. Pour Mona. Et pour tous les autres…
Nôtre Père qui es aux cieux, Que Ton nom soit sanctifié, Que Ton règne vienne…
Il ouvrit tout grands les yeux. Que Ton règne vienne… Non. Sa détresse était immense mais insaisissable. Il était trop fatigué. Que Ton règne vienne. Impossible de réfléchir correctement. Il se retourna et enfouit son visage au creux de la nuque de Rowan.
— Je t’aime, murmura-t-elle.